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l'atelier chimérique

un blog de Corinne Vuillaume


Faucon Lofoten

Publié par Corinne Vuillaume sur 19 Mars 2015, 15:53pm

Catégories : #Laboratoire Jeunesse

Faucon Lofoten

Tromso, dix heures du matin. Le soleil renonce à se lever.

Dans la petite ville, c’est l’état d’urgence. Rien ne filtre. On se croise, monolithiques, sans se voir, au mieux s’apercevoir ; on marche vite, on patine sur la croûte de verglas. Autour de nous, des militaires patrouillent, par deux. Et postés vers les banques, écoles, boutiques, cafés.

Nous entrons dans l’ancienne boucherie transformée en café, qui voyait partir – et souvent ne jamais revenir – les explorateurs vers la mer de Barents. C’est calme et bondé. Capuche boutonnée jusqu’au nez, les clients glissent vers le comptoir, murmurent leur commande, et vont s’asseoir dans les boxes en bois sans s’attarder.

Je ramène des doubles cafés, du hareng et des pains noirs pour tout le monde. Ali crève de faim. Ces six derniers mois l’ont achevé. Marcel a fêté ses dix-huit ans et sa majorité administrative. Après les émeutes, il a quitté ses parents, avec un tout petit héritage, un labrador aux poils roux et une chapka pour masquer sa tête pâlotte. La jeune fille à la parka verte est là aussi. Mona. Avec ses cheveux attachés en vrac planqués sous un bonnet, et une énergie solaire.

Un journaliste présente les informations en norvégien, d’un ton sans passion, et des bandeaux de texte défilent en contrebas. La plupart des clients du café ne comprennent rien à ce qui ce dit, mais gardent les yeux rivés sur l’écran. Toutes les lumières du café sont allumées.

Accoudée au comptoir, une armoire à glace, oreilles nues, commande un café au lait. La serveuse ramasse le petit cartulaire tombé dans les assiettes de chou et de renne séché et l’épingle au-dessus du comptoir. Puis lui montre le logo, une tête nue barrée.

« Je peux pas vous servir. »

Le type bougonne et ne bouge pas, moufles dépassant des poches, doigts invisibles sur le zinc. A ses côtés, un autre homme empaqueté, qui grignote un petit sandwich au fromage avec ses gants, se tourne vers lui, nez rouge bien visible au milieu du passe-montagne. Deux autres types de chaque côté en tenue de cosmonaute le dévisagent aussi, en touillant un café.

A contrecoeur, l’homme remet ses moufles, enfile une toque sur son crâne invisible et enroule précautionneusement une écharpe de trois mètres autour d’un menton glabre. La serveuse revient avec une cafetière fumante et lui en verse un bol.

« Vous voulez manger ? »

Le bonhomme fait « non » de la tête et bloque le bol avec ses moufles. La porte d’entrée s’ouvre et se referme, deux femmes sortent, deux autres rentrent, pressées, drainant un froid sec avec elles. Un autre groupe de manteaux rouges avec des bouilles symétriques, en latex, s’engloutit dans la nuit.

L’homme à toque attrape son bol comme il peut et vise sa bouche. Marcel me chuchote.

« C’est lui. »

Il va le rejoindre au comptoir, se présente, parlemente un peu et l’invite à s’installer sur une banquette, au fond de la taverne.

Nous nous joignons à eux. Il nous salue d’un signe de tête, avec des manières.

« Peren Soli, Capitaine du Lofoten. Votre ami m’a dit que vous cherchiez un bateau pour atteindre le Svalbard. »

« Oui, si le navire est rapide », je lui réponds.

« Rapide ? Vous n’avez jamais entendu parlé du Lofoten ? »

« J’aurais dû ? »

« C’est le fameux bateau qui a semé Svarog, le brise-glaces russe géant. On ne parle pas d’un bateau de croisière, là. Je parle d’un grand navire drakkar. Il est bien assez rapide pour vous. Quelle est la cargaison ? »

« Juste des passagers. Nous quatre et un chien ici, plus cinq autres personnes à Kirkeness… et pas de questions. »

« C’est quoi ? Un trafic de prothèses ? »

Ali s’en mêle.

« Disons simplement qu’on aimerait éviter la police des mers. »

« On en est tous là. Et ça vous coûtera un extra. 20 000 d’avance. »

Mona s’écrie.

« Vingt milles ? Autant acheter un bateau à ce prix-là. »

« Et qui va le gouverner, gamine ? Toi ? »

« Je pourrais. Je sais tenir une barre. Pourquoi écouter ce… »

Je la coupe.

« Nous n’avons pas autant avec nous. On peut payer 2 000 maintenant, et 22 000 en arrivant à Longyearbyen. »

« 25 000, hou… OK, on partira quand vous serez prêts. Dock 94. »

Le colosse finit son café froid, se lève et sort de la brasserie. Nerveux, Ali éteint son ordinateur portable et me montre deux silhouettes au fond du troquet, avec une cagoule et deux trous pour les yeux. Avares de gestes.

« Ils étaient déjà là à Trondheim. »

« Comment tu sais que ce sont les mêmes ? »

Il hoche la tête, attrape une serviette en papier et emballe le pain et le hareng restant.

« Allez, on y va. »

Une dizaine de bateaux rouillent dans le port, sous une poudreuse. Il est midi, il fait totalement nuit. Le Lofoten, plus petit que les autres, attend dans un coin, moteurs assourdissants, prêt à se dandiner sur la mer. Mona, qui a déjà navigué le long des côtes norvégiennes sifflote : « Vieux rafiot ».

Marcel n’est pas rassuré.

« On n’arrivera jamais à naviguer avec ce truc. »

Ali est pressé de décamper, même en restant en fond de cale, ne serait-ce que pour enlever ce passe-montagne qui lui donne de l’eczéma.

Sur le pont, Peren Soli nous fait signe de monter. Deux matelots tirent un cordage pour bâcher un chargement.

J’enfonce la visière de ma casquette en silence, un peu trop grande pour moi et remonte mon écharpe pour cacher mon visage marbré. Dans mes poches, « L’Odyssée » – on ne sait jamais – et la fibule. Je suis surexcité.

« Allez. »

Nous grimpons sur le pont mobile et Soli nous montre notre cabine, au hublot verrouillé, avec deux lits disposés en équerre et un petit lavabo dans un coin. J’ouvre mon ordinateur et tape « Journal de Griffin ».

Le pont métallique est rapidement retiré. Les cordages desserrés. L’ancre vite levée. Aucune sirène ne sonne le départ et le Lofoten s’engage dans la nuit.

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